mardi 20 mars 2007

Chapitre 6 - Famille ou Ennemie.... moi je choisis Hainemille

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Il y a un homme, il est assis en face de moi. Je ne sais pas comment il est arrivé ici mais il est là et à présent je dois faire avec. Je m'étais réservé un demi-yogourt pour déjeuner, je l'ai dissimulé avec discrétion dans un tiroir. Je suis derrière un bureau, c'est peut-être mon lieu de travail. L'homme porte une cravate qui contraste beaucoup avec son visage béat. Il me sourit sans que j'en comprenne la raison. J'ai envie de lui rendre la pareille mais je n'y arrive pas. J'ai souvenir de l'avoir déjà aperçu. C'est peut-être un collègue mais je n'ose pas lui demander. Il me parle et accompagne ses mots de nombreux gestes. Il semble détendu l'ambiance doit être sympa. Je ne l'écoute pas il ne m'intéresse pas. Je me contente de dodeliner du chef en relevant par-ci, par-là quelques expressions. L'homme fait défiler sous mes yeux une série de photos. Des souvenirs de vacances me semble-t-il. Je ne les regarde pas. Une chose cependant me captive. Ce sont ses lèvres. Elles sont magnifiquement charnues et d'une taille bien supérieure à la normale. Elles s'en vont presque toucher les lobes de ses oreilles quand il étire son large sourire. J'ai tout le mal du monde à détacher mon regard pour le poser sur ses photos de famille. Je suis jaloux face à tant de beauté. Ses lèvres ne cessent de remuer et je les dévore des yeux. Je me demande quel effet cela aurait si j'y plantais une fourchette. La chair tendre se fendrait-elle? Devrais-je appuyer avec force ou simplement effleurer le muscle? Je trouve inadmissible qu'un homme à l'air aussi idiot puisse être doté d'une paire de lèvre aussi belle. Et il n'a de cesse de me narguer en les remuant puis en passant sa langue dessus. Tiens je pourrais les lui prendre après tout. Dans l'un de mes tiroirs, bien rangé aux côtés de mes crayons, de mon agrafeuse, de ma règle et de ma paire de ciseaux il y a un cutter. La lame est récente ce qui facilitera l'opération. Il est tellement excité avec ses souvenirs de vacances merdiques qu'avec un peu de chance il ne va même pas s'en aperçevoir. Ouais c'est ça, je vais les découper avec précaution. Il ne faut surtout pas que j'abîme un tel trésor. Elles seront à moi j'en ferais ce que je veux. Je crois que je les malaxerais en les passant de l'une à l'autre de mes mains. Je les ferais ensuite glisser sur mon torse et puis quand je me serais assez amusé avec je les ferais revenir à la poêle. J'ai hâte de voir leur jus se déverser et se mélanger à mon huile de cuisson.



T'as vu Carol comme elle est belle celle-ci. On est vraiment une famille unie tu trouves pas? Cette question....Mais quelle bétise! Unie.. non mais ça va pas... Merde alors qu'est-ce que tu viens interrompre mes pensées avec ta grande gueule, supposé collègue de mes deux. Et puis qu'est-ce que c'est que cette manie de photographier ta famille à tout bout de champ? Tu crois me leurrer? Tu crois que je vais gober ton baratin sur ton bonheur sans ride, sur ton mariage heureux, sur ton épanouissement en tant que père... Ah non mon gars... Ça marche pas comme ça... Non non non tes photos ni changeront rien. Non! Je vais continuer à te regarder comme un mensonge devenu homme. C'est vrai quoi! Il vient d'où ce besoin de m'en mettre plein la tronche avec ton bonheur de pacotille... Petit conseil mec garde loin de mes yeux ton air satisfait car je le trouve obscène... Evite de l'étaler sous mon regard qui grogne ça pourrait te revenir en plein la face. Est-ce que moi j'suis en train de te gonfler en te balançant des photos et en faisant des commentaires aussi miséreux que tes Tiens t'as vu là c'est moi à cinq ans sur les genoux de tata Jeanette. Oh et puis là c'est moi un an plus tard j'ai changé tu trouves pas? Et puis merde pffff ça y est tu as réussi, j'abandonne... j'arrête de lutter... Voilà que c'est mon putain de bonheur familial qui remonte à la surface. J'en ai la nausée. Famille. C'est quoi ce mot déjà? Fa-mille. Quand t'y penses ça veut rien dire, rien de rien...



Chez nous le terme Famille était presque devenu indécent. C'est pourquoi j'ai toujours préféré utiliser le mot groupuscule comme "petit groupement insignifiant". Je suis arrivé dans mon groupuscule à la bourre. C'était un lundi en fin de journée mais je n'ai pas noté le combien. Il existait déjà et je l'ai clôturé. À l'intérieur de ce cercle nous étions quatre. En plus de ma petite personne il y avait un homme de grande taille une femme et une enfant un peu plus agée que moi. Je l'appris plus tard mais l'homme était un père, la femme une mère et la fillette une soeur. Ah bon... d'accord... moi j'suis pas compliqué si vous me dites que c'est comme cela je l'accepte. Que je vous appelle Papa? Pourquoi ça? J'comprends pas bien la requète? Et pourquoi pas Papoune ou papounnet? ...ah... cela vous ferait plaisir? Bon d'accord si vous voulez... Faut-il que je fasse mine de vous aimer également parce que si c'est le cas fournissez moi la liste des tâches qui m'incombe. Vous m'avez dit que je suis qui déjà? Ah oui c'est ça le fils et le frère. Tout ça c'était il y a fort longtemps déjà. L'enfant moyen d’un groupuscule moyen affilié à la classe moyenne. De ma prime enfance, je garde peu de souvenirs. J'ai surtout une impression amère de galère quotidienne. Je me suis souvent demandé qu'est-ce qui avait conduit à ma conception. Qu'est-ce qui avait amené l'homme à se pencher sur la femme avec la conviction qu'il était l'heure de lui fourrer un polichinelle dans le tiroir. Combien de temps leur avait-il fallu pour réfléchir à la question. Est-ce que cela avait duré des mois ou au contraire rien n'avait été calculé... En avaient-ils discuté longuement ou l'homme tout en sueur avait baisé pour engrosser... Selon l'humeur je me vois comme un accident ou comme un tire-alloc'. L'équivalent de la quittance de loyer qu'il faut joindre au dossier pour toucher l'aide au logement. Oui je suis une quittance, faite de chair et d'os, nécessaire à la bonne perception des allocations familiales. Et si je souligne ma composition de chair et d'os ce n'est pas pour dénoncer l'aspect inhumain de la fonction de quittance humaine non non ce n'est pas ce que je veux dire mais plutôt signifier que c'est que mon côté blood and flesh qui est l'origine du problème. Si je n'étais qu'un bout de peau morte alors là ok percevoir des allocs sur mon dos bravo quelle ingénuosité mais non je suis un corps vivant qu'il faut entretenir et maintenir en vie. Si je meurs les allocs m'accompagnent dans la tombe... Et si je vis il faut dépenser les allocs pour m'aider à poursuivre cette cruelle aventure humaine. Curieuse équation. Si Alloc supérieure au Train de vie du petit alors Opération réussie et si Alloc inférieure au Train de vie du petit alors enfouissement dans la galère assuré.



La grande question qui m'a tourmenté et me tourmente encore est Comment ont-ils pu être aussi cons? Ouais à priori c'est un peu faiblard comme grande question existentielle mais je vous l'assure ça ne l'est pas. Car en fait tout tourne autour de cette simple question: Comment ont-ils pu être aussi cons? La merde dans laquelle ils nageaient avant ma naissance n'a éveillé aucun soupçon et c'est bien là mon malheur. Putain mais tomber enceinte alors que l'on arrive pas à nourrir sa petite fille c'est le genre d'accident impardonnable. Une putain de faute de né-gli-gence. Et concevoir un chiourme comme une arnaque à la caisse d'allocations familiales ben là c'est bien simple on touche à la débilité profonde... Du coup cette question du pourquoi sont ils cons m'a naturellement conduit à avoir dès mon plus jeune âge une estime modérée du couple pater / mater.



Faut leur reconnaître des efforts. Les temps étaient durs et pour nourrir son groupuscule le salaire d’un homme ne suffisait pas. Alors et parce que c’était une mode nouvelle Elle chercha un emploi. Et elle le trouva. A l’époque, bien que les emplois ne manquaient pas, ils n’étaient guère glorieux. Mais la vie c’est comme ça m'avait-on dit, il faut savoir se contenter de peu. Seuls les exigeants seront déçus. Et savoir se contenter signifiait travailler à l’usine. Manutentionnaire. Un job en six syllabes c’était déjà pas si mal. L’industrie avait le vent en poupe et chaque jour de nouvelles usines fleurissaient. Par chance pour la survie de notre foyer groupusculaire Ils ne bossaient pas dans la même usine. Classique lui travaillait dans l’industrie automobile et elle dans celle du textile. Ils pouvaient ainsi s'éviter toute la journée. Et cela commençait dès le matin. Le rituel était soigneusement étudié. Car bien que leurs horaires soient similaires et leurs usines proches Il lui interdisait de monter dans sa voiture. Car c'était SA voiture et Elle, elle ne pouvait comprendre la relation qu'il entretenait avec. Sa fierté et plus encore. Il passait son temps libre à la bichonner comme s'il s'était agi d'un bébé. Si elle nous lavait, Michèle et moi, lui il lustrait sa carrosserie. Si elle nous torchait il vidangeait le moteur. Et au fil du temps cette bagnole devint comme le pendant du pater, sa véritable moitié. Le bébé tôle devint la partenaire de l'homme. Je ne sais si l'on peut parler de relation incestueuse entre un homme et un bout de ferraille mais de mon point de vue c'est bien de cela qu'il s'agissait. Alors quand nous embarquions dans le bijou du pater celle qui était la mère pédalait loin devant. Souvent nous la croisions sur sa bicyclette. Elle pouvait bien peiner et s’époumoner dans le froid, jamais nous ne nous arrêtions. Lui, il faisait comme s’il ne la voyait pas. Il traçait. Sans ralentir. Puis il nous lâchait devant le portail de l’école, nous répétant chaque jour à la virgule près sa phrase sensée faire de lui un père impliqué dans l’éducation de ses enfants. Va savoir, un bon père de famille p’têt bien. Les enfants écoutez moi! Si vous voulez réussir comme votre papa quand vous serez grands, si vous voulez pouvoir vous payer une belle voiture comme celle dans laquelle vous êtes assis en ce moment alors un p’tit conseil : travaillez bien à l’école. Moi je la trouvais nauséabonde cette phrase. Elle me donnait mes premières envies de vomir.



Et l’école! Très tôt je n’en eus rien à foutre. Que l’école me fasse ressembler à mon géniteur non merci. L’école me dégoûtait. Si la vie est un mensonge alors l’école est bel et bien l’apprentissage de la vie. On nous apprenait que la vie de famille c’est bien parce que les familles sont heureuses. On nous assurait qu’un jour chacun de nous aurait une merveilleuse vie de famille. Que l’avenir serait radieux. Que le futur serait magique. Qu’en l’an 2000 des robots travailleraient à notre place. Mais les enseignants nous mentaient sciemment. Vu le monde que ces adultes nous léguaient, le corps professoral, quelle prétention, préférait nous mentir plutôt que de voir croître de manière déraisonnée le nombre de suicide d'enfant de moins de cinq ans. Pourtant c'eût été drôle de se trancher la gorge à tour de rôle sous le préau. Je nous imaginais bien. Une bande de gamins en bermudas regroupée en cercle. Et chaque gosse encore incapable de compter jusqu'à dix mais déjà prêt à en découdre. Et cela, avant même d'avoir goûté à la merde. pouf pouf. u-ne pou-le sur un mur qui pi-co-rait du pain dur pi-co-ti pi-co-ta ce se-ra toi qui t’la tranch-‘ra. A toi, tiens le couteau pfff. Ouais on se serait bien marrés – à l'école de Madam'Nicole - à enterrer nos camarades dans le bac à sable. Avec une p'tite pelle rouge en plastique dur. Et puis pour le coup c'eût été un apprentissage de la vie autrement plus ancré dans le réel que d'y faire de minables châteaux dans ce bac à sable.



Malgré mon désintérêt pour l'univers scolaire je dois lui reconnaître le mérite de nous avoir extrait de notre autre univers. Ouais l'école nous arrachait à notre minable vie de groupe. Un univers bien plus sordide. Et si je me voyais comme un accident ou un tire-alloc' Michèle était à mes yeux une justification de l'union chrétienne de nos parents. Moi la quittance elle le justificatif. Elle était sur Terre pour donner un sens à la vie d'un couple qui n’osait divorcer. Logique. Quand deux personnes s’aperçoivent qu’elles n’ont rien à faire ensemble elles craignent, au delà de l’interdit religieux, d’être montrées du doigt par leurs voisins, leurs amis, leurs collègues, leurs parents etc…. Le regard des gens est d’autant plus dur lorsqu’il émane de ceux que l’on apprécie. Et il ne se cantonne pas à montrer l’échec, non, il va plus loin. C’est un regard qui parle. Pour la mari il dit « Regarde le ce nul, incapable de tenir sa femme. Pauv’mec » Pour la femme il dit « Qui voudra d’elle maintenant. Qui voudra de cette pute. » Alors, quand le mot amour s'efface du dico, plutôt que de s’affliger ces souffrances les couples s’accouplent. Sans envie mais pour survivre. Toujours cet instinct de survie. L’instinct primaire. Et puis des enfants ça meuble un quotidien. Tellement de choses à faire pour s’en occuper qu’un parent en oublierait presque de ruminer sa haine de l’autre. Ce fut le début de ce que j'ai appelé l'ère des messagers. Dans notre groupuscule où le culte de la non-communication semblait omniprésent, notre mission nous était enfin dévoilée. Nous serions des instruments, Michèle et moi, les instruments des volontés de nos géniteurs. Deux électrons en perpétuel mouvement. L'(e) (dés)équilibre du groupuscule se trouvait enfin. Cela durait depuis trop longtemps. Pas un mot n'était prononcé sous le toit de la maison. Jamais. À croire que personne n'avait jugé utile de cocher l'option cordes vocales. Tout était renfrogné tout était dissimulé. Une époque de non-dit. Le groupuscule tournait en rond et cela en devenait agaçant. Nous le sentions le grognement de la colère n'allait pas tarder à surgir. À surgir puis à rugir. Ouais on le sentait comme un orage qui approche au coeur d'un été moite. Je devins donc l'employé de la femme, Michèle bossa pour l'homme. Nos missions pouvaient se résumer à l'expression "va lui dire" car c'était là l'essentiel de notre activité, transmettre des messages à deux personnes qui avaient cessé toute communication. Tout ce qui se disait dans cette maison transitait à présent par nous deux. Cinquante fois par jour j'étais ainsi sommé de ramener ma petite gueule auprès d'Elle et d'exécuter sans broncher ses demandes aussi absurdes furent-elles. Carrrooolll! Viens vite... - Je suis face à elle je la regarde en levant les yeux je suis prêt à démarrer dès qu'elle me donnera le top départ - Va dire à ton père que je ne me sens pas bien. Je cours. Il me faut traverser la maison au plus vite. Et dis lui aussi de bosser un peu. C'est ainsi toute la journée. Va dire à ton père de lever son cul, va dire à ton père de fermer sa grande gueule, va dire à ton père d'arrêter de me dire ce que je dois faire et va dire à ton père de mettre du fric sur le compte bancaire va dire à ton père de sortir son tas de ferraille va dire à ton père de rentrer sa chiotte à quatre roues, va lui dire que je vais me casser, va lui dire que je n'ai pas peur de lui, va lui dire qu'il me fait chier va dire à ton père de se casser, va dire à ton père qu'on est quand même une famille ici. Moi, sans sourciller j’exécutais les ordres. Et pour chaque acte aussi anodin soit-il c’était la même chose. Va lui dire, va lui dire, va lui dire. De la même façon mon père utilisait Michèle comme une intermédiaire. Va dire à ta mère que j’ai faim, va dire à ta mère que mes fringues sont sales va lui dire que c'est pas possible que ça peut pas durer va dire à ta mère qu’il faudrait p’têt qu’elle se bouge va dire à ta mère qu’il faudrait p’têt qu’elle arrête de dépenser tout mon fric va lui dire de fermer sa grande gueule va lui dire que j'ai d'ordre à recevoir de personne et certainement pas d'elle elle va dire à ta feignante de mère que de toute façon elle est bonne à rien si ce n'est à faire des moufflets aussi débiles qu'elle. Ainsi, d’un coin à l’autre de la maison nous nous croisions colportant nos messages. Et si l’envie de parler, de jouer ou de se chamailler nous prenait sur le chemin, nous en subissions les conséquences. Elle, la Mère toute puissante, me réprimandait affirmant que je ne pensais qu’à m’allier avec l'homme et que si c’était ainsi elle allait se foutre en l’air sans tarder. Michèle ne m’en parlait pas, mais elle aussi vivait de son côté de la maison ces mêmes brimades culpabilisantes. C’était comme la guerre froide, les relations étaient tendues mais il n’y avait pas de combat. Ce furent les meilleurs moments de mon enfance.



Il ne faut surtout accorder aucune confiance à ceux qui affirment qu’avec le temps tout s’arrange. Ces gens là sont de doux naïfs qui n’ont jamais traversé d’épreuves pénibles. Avec le temps tout empire. Oh oui, tout ne fait qu’empirer. La retenue, le "prendre sur soi" tout cela doit finir par sortir, par exploser. L'homme est tel un volcan et sa colère est l'équivalent de la lave. Il se retient pendant des années, parfois depuis sa venue sur Terre. Et puis un jour, ou peut-être pas, la pression est si forte qu'il ne peut plus lutter. Il lui faut cracher et cracher encore. Et tant pis si ça brûle... C'est ce qui se passa dans notre home sweet home. Les années calmes, celles de la haine passive, étaient donc terminées. L'attaque verbale constante pouvait prendre le relais. Finie la guerre froide, sortez les missiles. Plus rien n’était caché, tout se balançait à la gueule de l’autre. Je me passe bien d'écrire ce que j'ai entendu pendant toutes ces années. Je suis fatigué de ces insultes. Elles n'avaient rien d'exceptionnelles. Les mots étaient basiques mais brutaux, lancés en masse et aiguisés comme des poignards. Ces mots ne me font aucun effet aujourd'hui. Ils existent mais n'ont pas prise sur moi. En revanche je ne peux oublier le déchaînement animal avec lequel ils étaient prononcées. Lui était un fauve prêt à mordre. Chaque fois qu'il prenait la parole il laissait échapper de sa gueule un long grognement. gggggrrrrr....gggggrrrrr.... Un son guttural venu des tréfonds de son âme et qui restait tournoyer dans sa gorge comme pour nous signifier qu'il allait attaquer. Quant à elle, elle me faisait penser à cet oiseau majestueux... ouais c'est ça... un héron. Mais un héron paniqué décollant d'un lac. Elle faisait claquer à maintes reprises sa langue avant de lui répondre. Et ça faisait tchak tchak tchak... Un son bref un son qui claque comme les ailes du héron venant frapper la surface de l'eau. La guerre était la plupart du temps sans fondement mais cela n'avait aucune importance. Tout prétexte était forcément le bon. Les choses étaient ainsi. Jamais de dialogue ou de tentative de réconciliation. De fait Michèle et moi, avions perdu notre statut d’esclave auprès des deux leaders du groupuscule. Nous ne transmettions plus de messages, nous nous contentions d’écouter leurs échanges haineux. Et quand les cris se faisaient dangereux pour nos tympans nous nous éclipsions. Nous sortions dans le jardin et nous nous y allongions pendant de longues heures. Alors que la période "va lui dire" nous avait tenu à distance dans un mouvement perpétuel cette nouvelle étape nous rapprocha dans l'immobilisme. Et durant cette période Michèle devint ma soeur. Le lien du sang m'avait laissé de marbre celui du coeur me bouleversait. Enfin elle n'était plus ce membre imposé par le groupuscule.



Mais trêve de sentiment car au front les combats s'intensifiaient. Et puisque une guerre sans arme n'en est pas vraiment une, elles arrivèrent sans tarder. Dans la provocation. Un 25 décembre. Nous n’étions guère enclin jusqu’alors à célébrer la fête de Noël mais cette année Ils décidèrent de rattraper toutes ces années honteusement gâchées. Depuis quelques semaines déjà une certaine euphorie habitait la maison. Une crèche fut construite et un sapin enguirlandé. C’était ma première participation à cet événement et immédiatement je le trouvai débile. Il me semblait d’ailleurs satisfaire que l'homme et sa femme. Pendant la semaine qui précéda Noël l’heure était à l’apaisement. Tout était étonnamment calme. Cela ne ressemblait pas à une paix. Non. Les insultes semblaient comme suspendues dans l’air. Dans l’attente d’une nouvelle déferlante. Je n’avais jamais cru au Père Noël, alors forcément je ne m’attendais pas à grand chose. A raison. J’avais pourtant posé, sur ordre, mes souliers au pied du sapin. Mais ce n’était pas mon Noël. Définitivement ce n’était pas un Noël d’enfant. Le matin du 25 aucun cadeau ne m’attendait. Michèle n’était pas mieux lotie. Carol et Michèle les enfants oubliés de papa Noël. Ce devait être un Noël d’adulte. Car eux furent gâtés. Lorsqu’il ouvrit son cadeau, l'homme découvrit une hache. Elle le regarda droit dans les yeux et lui lança Joyeux Noël mon chéri, on verra si tu as les couilles de me tuer comme tu le prétends! Ce fut alors le tour de notre maman chérie d’ouvrir le présent que notre papounet d'amour avait soigneusement revêtu d’un papier coloré. Une arme à feu. Un magnifique pistolet. J’aurais tant voulu qu’il me soit destiné. À son tour père afficha sa satisfaction Joyeux Noël mon coeur... vas y tire je suis ton gibier. Même de dos tu peux me coller une bastos entre les omoplates! La semaine touchait à sa fin, le calme aussi. Le lendemain les invectives laissées en suspens trouvèrent leurs destinataires. Mais maintenant il y avait deux armes sous notre toit et du sang plein nos corps. Ébullition, ébullition.. Alors forcément, ce qui devait arriver arriva. Mais pas de la manière que l’on aurait imaginée.



Un jour de pluie, à moins que ce fut un jour de soleil, Il mourut. C'était un jour vide. Un jour bon à remplir le calendrier mais incapable d'offrir quelque chose en échange. Pas une éclipse à se foutre sous la dent se serait lamentée une Dolores Claiborne impatiente de régler son compte à son saoulard de mari. Un jour à oublier en fait mais puisqu'il mourut ce jour-là je fis l'effort de retenir la date. Là elle ne me revient plus mais quelque part sur une pierre posée dans le fond d'un cimetière elle est notée. Ce matin-là Ils s'étaient hurlés dessus pour se dire bonjour. Recroquevillés dans notre chambre Michèle et moi les avions écouté. Michèle versait quelques larmes moi je refusais cet état. À quoi bon pleurnicher. Je voulais me durcir. J’avais beau être le cadet je me sentais déjà prêt à serrer les dents. Par la porte entrouverte de ma chambre je glissai un œil. Alors qu'il s'apprêtait à partir elle lui lança un Crève ordure des plus sincères. Le leader du groupuscule claqua la porte et s'en alla. Je ne le savais pas encore mais c’était là ma dernière vision de cet homme vivant. Car quelques heures plus tard, un gendarme, frappa à la porte et annonça à ma mère avec un tact tout bleu le décès accidentel de l'homme. On aurait dit une partie de pyramide avec un Patrice Laffont en verve aux commandes. Euh... en trois.... (l'animateur gendarme) Route... (la candidate) bagnole... (l'animateur gendarme) glissière de sécurité... (la candidate) ceinture d'insécurité.... (l'animateur gendarme) poteau de béton.... (la veuve) explosion de caisson... Bravo t'as gagné une encyclopédie Larousse. Ouais un accident classique de la circulation, il y laissa la vie. Je fus estomaqué. Oh ce n'était pas sa mort qui me travailla. Non, ce jour là je découvris le pouvoir supérieur de la volonté. Elle lui avait dit « crève » et il était mort. C’était le plus beau des meurtres. Tuer quelqu’un par son unique volonté. Le pouvoir mental. La puissance de l’esprit. La femme était beaucoup plus forte que je ne l’avais soupçonné. Car les armes étaient restées vierges de sang. La hache ne s’était pas souillée, le flingue n’avait pas fumé. Je savais qu’elle était immensément heureuse après cet « accident » mais elle ne laissa rien transparaître. Elle organisa des funérailles de toute beauté et se montra très digne dans le deuil qu’elle portait. Personne ne soupçonna le jour de l’enterrement que seule la haine avait été le moteur de toutes ces années. Devant la belle-famille elle pleura lorsqu’il fallait pleurer de façon à les émouvoir. Lorsqu’une veuve joue bien son rôle il n’est pas facile de lui taper dessus. Alors personne ne tapa sur elle. Au contraire, cette famille éloignée que nous ne connaissions pas, se montra attentionnée et compatissante. Elle nous apporta tout le soutien nécessaire et nous proposa son assistance la plus sincère dans ce moment tragique. Mais notre mère refusa en bloc. Car elle savait que nous savions. Que Michèle et moi connaissions la vérité. Cet accident était un meurtre commandité par l'esprit. Alors dans l'ombre elle méditait notre punition. Les histoires de famille se règlent en famille m’avait elle dit. Dehors tu es bien sous tout rapport. Tu es tout sourire. Son message était limpide. Pas d’aide extérieure. Et puis, tout dégénéra.



... to be continued

La suite sera en ligne mercredi 28 mars

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