mardi 27 mars 2007

Chapitre 7 - Mais à quoi bon sonner deux fois lorsque la porte est déjà ouverte...

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« Dégage connard ! ». Cette voix surgie de nulle part mit un terme à ma lecture. Absorbé par le passé commun de Carol et de mon épouse j'avais laissé ma vigilance au vestiaire et quelqu’un était entré. Je me relevai non sans peine et sur le qui-vive inspectai du regard l’appartement. Personne. Et pourtant je n'avais pas inventé cet ordre à l'obséquiosité mesurée. « Je t’ai demandé de foutre le camp d’ici connard t’es sourd ? ». Je ne me savais pas atteint d'un dédoublement prononcé de la personnalité et m'envoyer des insultes à la gueule n'était pas l'un de mes passe-temps habituel, c'est pourquoi cette seconde phrase mettant en doute cette fois-ci mon acuité auditive appuya ma conviction que je n'étais pas seul chez Onc'arol. C'était une voix éraillée, rocailleuse à la limite d'un grasseyement étouffé. C'était une voix féminine. J'éprouvais une grande difficulté à en déterminer la provenance. Elle me semblait à la fois proche et lointaine, distante comme si celle qui s'évertuait à exiger mon départ immédiat maintenait avec fermeté un oreiller sur son visage. Je trouvais cette méthode de communication curieuse mais la relativisai car après tout mon début de journée foireux m'invitais à revoir mes notions de l'étrange, du bizarre et du curieux. Je m'aventurai à pas feutrés sur le palier de l'appartement. La cage d'escalier était vide et silencieuse et dans le water délabré qui jouxtait la chambre de Carol personne ne se terrait hormis quelques rouleaux de papier-cul rose. Et ces rouleaux de gratte-fesses étaient du genre premier prix, de ceux qui n'ont qu'une épaisseur. Pas assez scolarisés pour me taper la discute. De toute façon, et c'est bien connu, le papier, quel qu'il soit et même celui que l'on dit buvard, n'est pas un grand bavard... Carol-Anne. L'image de mon enfant seule et abandonnée traversa mon esprit. Depuis combien de temps étais-je là ? J’avais négligé mon attention. Oubliant un instant la voix inconnue qui m’ordonnait de déguerpir je retournai dans la chambre et me précipitai jusqu’à la fenêtre. J'ouvris la petite lucarne et y glissai la tête. Peu m'importait de me faire remarquer par le voisinage car s’il était arrivé quelque chose à Carol-Anne je pouvais bien en finir et sauter directement du cinquième. Ce serait alors pour mon épouse une bien moche journée, toutefois illuminée je l'espère par la probable économie réalisée aux pompes funèbres. Un cercueil acheté le second vous est offert (pose comprise). La réussite commerciale de Midas étendue aux obsèques pourrait ainsi se slogantifier par un jingle évocateur du genre "pour que mourir (conduire) soit toujours un plaisir." De la fenêtre je distinguais nettement la rue. Elle était calme et ma voiture n’avait pas bougé. Sa petite tête posée contre la vitre latérale, Carol-Anne dormait toujours. Dieu merci. Sa présence m'épargnait une sérieuse remise en question. « Hé, mister c’est à toi que je parle. » La voie, moins insultante mais toujours aussi désagréable provenait du lit. Je la vis enfin. Étendue de tout son long sur le matelas miteux et vêtue d'une robe de soirée blanche et fendue qui laissait entrevoir ses fines jambes, elle ne mesurait qu’une dizaine de centimètres. L'une de ses mains dissimulée sous sa crinière noire et sauvage soutenait sa tête tandis que la seconde tenait une coupe d'alcool qu'elle porta à ses lèvres. C’était la petite dame de la boîte aux lettres et aujourd'hui était à l'évidence son jour de repos. Je l’avais pensée fantastique, elle était bel et bien réelle. Je l'imaginais d’allure sportive et virile style premier de cordée et je découvrais une toute autre femme. Non ce n’était pas Miss Décathlon. Ses vêtements et les bijoux dont elle se paraît l’apparentaient plutôt aux femmes du monde. Élégante et raffinée. Pour l’amadouer, je me présentai. « Salut. Je suis le beau-frère de Carol, l’époux de Michèle sa sœur. » Un arbre généalogique en guise de carte de visite. « Et alors, cela vous autorise à fouiller son appartement en son absence »me répondit-elle, décidément sur ses gardes. Elle avala d'une traite le contenu de son verre, un cocktail nocif de fruits rouges. L’heure me semblait encore jeune pour se miner la tête mais sa tenue associée à son air fatigué me laissaient supposer qu’elle ne s’était pas levée ce matin puisque pas couchée hier soir. Lente et longue alcoolisation... L’âpreté de sa voix, ses choix vestimentaires, sa manière de boire, elle était la sosie d’une Faye Dunaway alcoolique. La ressemblance avec la Wanda Wilcox de Barfly était troublante. Belle même dans l’excès de débauche. Elle tira une mini-clope d’un mini-paquet. Avec classe elle l’alluma et me jeta un regard qui exigeait des explications. D’un ton que je souhaitais détaché je lui donnais ma seule vérité du jour. «Carol est mort. Suicide. ». Tel un virus se propageant dans l’air, mes propos infectèrent la petite dame de la boîte aux lettres. Pendant près d’une minute le temps s'arrêta. Elle souffla deux ronds de fumée et me lança tout en me tendant son verre "Va falloir me l'remplir Monsieur le beau frère." J'attrapai la fragile coupe et suivant les indications de cette factrice atypique, dénichai non loin de là un bocal plein de ce cocktail rouge. J'hésitai un instant à me servir un verre puis y renonçai. Une bonne rasade n'eut pas été de refus mais la journée était loin d'avoir délivré sa conclusion aussi il me fallait garder les idées claires. Je me contentai donc d'une énième clope et tandis que je lui restituai son verre je m'assis à ses côtés. Tout en laissant échapper quelques cendres dans le cendrier publicitaire posé sur le drap elle me souffla "Il y est enfin parvenu le con. Première et dernière victoire". Nous étions deux êtres paumés sur un lit. C'était le matin mais l'on aurait pensé à un soir. Un de ces soirs où après l'urgence alcoolique l'heure est à la confidence. Il y a ceux qui tombent et qui dorment et il y a les autres. Ceux qui tiennent et qui tout au bout de la nuit, alors que le jour vient chasser l'obscurité, laissent parler leurs coeurs. Sa voix était basse mais sa langue déliée alors j'écoutai la petite dame abandonner son âme à mes oreilles.



« Quand Carol et moi nous sommes rencontrés, nous étions deux êtres bien solitaires. J’étais comme il me surnommait la petite dame de la boîte aux lettres. Pendant mon enfance, mes parents, eux-mêmes facteurs, m’ont transmis leur science des lettres et colis. C’était alors une activité fort lucrative. Mais ce n'était pas le fric qui guidait leur quotidien. Non il y avait un de ces truc en eux que certains nomment vocation je crois. Un truc du genre ouais. Un truc qu'eux mêmes avaient hérités de leurs parents. Alors oui, facteur d'immeuble de génération en génération. On investit un immeuble et on s'occupe des occupants de notre mieux. Mes parents travaillaient avec passion conscients de l’importance de leur métier. Être un lien entre les gens. Transmettre les bonnes et les mauvaises nouvelles. Se faire discret lorsqu'une lettre annonce un heureux évènement et accompagner les courriers moins heureux d'un sourire et d'un petit mot agréable. Aimer les gens et personnaliser la distribution. Forcément cette passion empiétait sur notre vie de famille qui se trouva irrémédiablement réduite à une peau de chagrin. Je les regardais bosser et j'apprenais en secret. J'étais toujours en éveil, toujours à l'écoute des ficelles du métier que s'échangeaient mes parents quand le soir venu ils posaient casquettes et sacoches. Pour autant j'étais seule. Pas de petit frère avec qui jouer et peu d'amies pour rire. Pendant longtemps je suis restée enfermée dans mon monde. Je me parlais, me racontais des histoires et m'inventais des copines. Et puis un jour l'envie d'agir s'est emparée de moi. Ce jour c'était celui de ma majorité et j'ai décidé de voler de mes propres ailes. J'ai étouffé mes amies virtuelles, embrassé mes parents et m'en suis allée. J'en avais marre de toujours regarder en moi il me fallait à présent tourner mes globes oculaires vers le monde extérieur. Je ne savais pas quoi faire alors je visitai la région à la recherche de ma voie jusqu'à ce que j'accepte l'évidence. Ma voie je la connaissais depuis l'enfance. Il me fallait distribuer et à mon tour devenir une postière. Je ne pouvais prendre la relève de mes parents puisque l'heure de leur retraite n'était pas encore arrivée. Alors je recherchai un immeuble vacant. Ce n'était pas une chose facile de trouver une belle affaire car rares étaient les immeubles sans facteur. Bien sûr comme pour toute activité commerciale je pouvais racheter une affaire. Essayer de trouver un fond de commerce en vente d'un facteur d'immeuble cessant son activité. Mais l'absence d'apport financier et la peur de m'endetter ne me poussaient pas dans cette direction. Alors je m'éloignai des beaux quartiers et glissai vers les résidences moins réputées. Et après avoir vagabondée durant de longues semaines, j’optai enfin pour cet immeuble dont les cinq étages et les nombreux occupants étaient censés me fournir une activité suffisante pour satisfaire mon train de vie. Il n’y avait plus personne depuis des mois pour assurer la distribution interne du courrier, c’était donc une aubaine. Je ne pouvais me contenter d’une maison individuelle. Le flux de courrier insuffisant ne m’aurait pas permis de gagner convenablement ma vie. De la même manière, une tour, m’aurait obligé à travailler en équipe pour assurer une bonne distribution et donc à embaucher ce qui m'était financièrement impossible. Enfin, un immeuble occupé par des entreprises et autres professionnels était à mon avis ingérable du fait des exigences de rapidité des clients. Cet immeuble m’apparut donc comme un choix judicieux et je m’y installai. Le risque majeur de mon métier est le NPCL le Non Paiement du Courrier Livré. En effet je me rémunère sur chaque portage de courrier. Or si les gens acceptent bien l'idée de se faire livrer à la porte leurs lettres ils acceptent moins celle de me lâcher la petite pièce. Mais dans cet immeuble... bonheur il y avait un syndic en place. Je sympathisai avec lui et il me présenta mes futurs clients lors de l’assemblée générale de la copropriété. Et je devins ainsi une charge supplémentaire intégrée aux déjà multiples charges de copropriété. Plus de souci à me faire mon payeur était le syndic charge à lui de récupérer les fonds auprès des habitants de la résidence. Une boîte surplombant celles déjà existantes fut installée dans le hall. J’y établis mon petit chez moi ainsi que mon bureau. Ma boîte bien que respectueuse de la norme Française D27-404 qui régit depuis le 12 juillet 1979 l'équipement en boîtes aux lettres des immeubles était adaptée à l'usage d'habitat que je lui réservait. Aussi la fente d'introduction fut remplacée par une porte et une large baie vitrée. C’était génial. Ce n'était pas très spacieux - 240x240x340 mm - mais mon rêve d'accession à la propriété était enfin une réalité. Malheureusement ma joie fut de courte durée. Car les années fastes de mes parents étaient loin. Et si mon envie de bien faire mon métier demeurait intacte c'est la possibilité d'en tirer un bénéfice qui était remise en cause. Rendement, productivité les gens étaient devenu obsédés par ces termes. Ma petite taille ne favorisait pas une livraison rapide et mon travail fut dévalorisé. Les habitants du rez-de-chaussée et du premier étaient pour la plupart agréables et me faisaient encore travailler. Mais plus les gens habitaient haut dans l’immeuble, moins ils faisaient appel à mes services. Pire, ils me méprisaient. Ils venaient chercher eux-mêmes leurs lettres. Alors aux A.G. qui suivirent, ma rémunération fut à chaque fois réduite jusqu’à tendre vers la portion congrue. Et à chaque énoncé de l'ordre du jour j'étais dans le haut de la liste. Le sujet brûlant et récurrent. Et dire que j'avais pensé que ce job allait remplir mon portefeuille et plus encore... Je m’étais bien plantée. Je subvenais péniblement à mes besoins et le verbe "épargner" m'était inconnu. Environ un mois après l’aménagement de Carol au cinquième étage je lui déposai sa première lettre sur son pallier. Le cinquième étage était pour moi semblable à une ascension de l'Everest. De cet étage je m’étais habituée aux remontrances à tout va, aussi m’étais-je préparer à un échec professionnel de plus. Je me préparais mentalement à une engueulade de ce nouveau locataire face à tant de retard. Ce ne fut pas le cas. Contrairement aux autres résidents, Carol se montra courtois et attentionné à mon égard. Quand chaque matin il quittait son appartement pour se rendre à son travail, il laissait sa porte entrouverte et à ma disposition quelques friandises et autres gourmandises. Nous ne nous étions jamais croisé pourtant il se montrait très galant. Son attitude m’intriguait. Lui qui était si respectueux envers moi, l’était trop peu envers lui-même. Il m’arrivait parfois de l’épier discrètement. J’avais déjà remarqué son visage empli de tristesse quand il s’en allait au travail. Cette tristesse qui jour après jour le dévorait. Dissimulée dans un coin de sa pièce je le regardais se déconstruire. Je le voyais s’infligeant ses nombreuses blessures. Couteau, tournevis, marteau ou cutter tout ce qui lui passait sous la main était comme une solution à sa douleur. Il tailladait sa peau et creusait ses muscles. Aucune partie de son corps n’était à l’abri. Parfois il s’entaillait le visage incisant lentement la peau de ses pommettes. D’autres fois, les poings levés, il se frappait le visage puis se démolissait les genoux en les cognant contre les murs. Il aimait voir son sang couler. Secrètement je l’écoutais geindre puis respirer. Puis vint le jour de notre rencontre. Carol me trouva dans le bac de sa douche. Agenouillée je léchais son sang de la veille, qui ne s’était pas évacué. Tout cela m’était délicieux au palais, une véritable révolution gustative. Les petits biscuits ne me satisfaisaient plus. Enfin une exquise sensation. Je ne l’avais pas entendu rentrer. Un peu perplexe il me fixa du regard longuement avant de m’adresser un sourire. Il m’invita alors à le rejoindre sur les coussins disposés sur son lit. À l'aise pour discuter. Et depuis ce jour, nous nous aimions. Nous nous sommes apprivoisés l’un l’autre et l’amour a succédé à l’amitié. De nos années de solitude, il ne restait que d’amers souvenirs. Chaque soir, nous restions de longues heures blottit l’un contre l’autre à se parler et à s’écouter. Nos colères et rancœurs respectives se dissipaient. Il me proposa de vivre à ses côtés et de plaquer mon activité. Ce que je refusai en partie. Je quittai donc mon logement pour venir m'installer ici au cinquième mais je continuai mon activité. Certaines personnes m’avaient accordé leur confiance pendant des années aussi je ne les voulais décevoir. De plus mes parents m’avaient toujours enseigné que l’indépendance financière était plus importante qu’une quelconque amourette. Et bien qu’avec Carol, il ne s’agissait en aucun cas d’une banale histoire d’amour, je conservai mon indépendance. Pendant quelques temps nous fûmes comme un vrai couple avec nos journées harassantes de travail, nos soucis financiers et nos week-end à organiser. Carol s’infligeait moins de souffrances, nous avions comme atteint le stade de la normalité sociale. La semaine, en vrai amoureux il me comblait de fleurs et de cadeaux divers. Je crus même déceler du bonheur dans ses yeux qui jusqu’alors n’avaient abrité que de la désolation. Mais cela ne dura pas car Carol était un inconsolable. Il aimait notre couple mais le quotidien l’exaspérait. Son boulot le bouffait et lui... il ne mangeait plus. Les entailles reprirent alors le dessus. Je ne savais pas comment l'aider. Il ne m’écoutait plus. Plusieurs fois je lui ai conseillé de voir un médecin mais systématiquement je me heurtai à un « les histoires de famille se règlent en famille ». Alors, pour ne pas le perdre, je l’accompagnai dans sa souffrance. Jusqu’à hier. »



La petite dame m’indiqua que son chagrin était trop fort. Tristesse, fatigue, alcool, il était grand temps qu’elle aille flirter avec Morphée. Avec prévenance je la recouvris d'un drap blanc. J’allais quitter les lieux lorsqu’elle m’interpella: « Vous étiez en train de lire le journal de Carol tout à l’heure. S’il vous plaît avant que je ne m’endorme lisez m’en un passage. Je fermerais les yeux et ce sera comme l’entendre une dernière fois. S’il vous plaît faites le pour moi. » Je me dirigeai vers la fenêtre. Carol-Anne dormait toujours profondément. Je pouvais donc rester quelques minutes de plus. Au pied du lit je m'installai dans la position du lotus et après m'être raclé la gorge je commencai à haute voix ma lecture. Devant moi le verre à pied de la petite dame de la boîte aux lettres était toujours debout. Inébranlable. J’observai son contenu et compris qu’il ne s’agissait pas de fruits rouges mais du liquide de vie de celui qui n'était plus.





... to be continued

la suite sera en ligne mercredi 4 avril


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