mardi 13 mars 2007

Chapitre 5 - Immixtion

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Quelque chose se brisa. Il y eut un son. Il fut suivi d'un éclat. Dissimulé derrière mon tableau de bord je contemplais la scène. Un tacot, orné d’un A rouge dans un cercle blanc collé sur la vitre du hayon, venait de s'encastrer dans un candélabre. Le gamin au volant avait pourtant eu le bon réflexe. Lorsqu'il avait réalisé que le coupé sport qui déboulait à toute berzingue à l'angle de la rue allait minimiser l'importance de l'arrêt au stop, son cerveau avait très justement envoyé l'information à ses pieds pour qu'ils agissent de suite. Mais des plaquettes de freins usées ne purent empêcher l'inévitable de se produire. Afin de ne pas cartonner la rutilante carrosserie le gamin donna un coup de volant sec et envoya sa vieille mécanique dans le décor. La tôle froissa, le phare éclata. Le candélabre irréparable serait remplacé. Le tacot irréparable serait condamné. La casse à perpétuité en voilà une cruelle sentence. La sportive s'arrêta au milieu de la voie publique à une vingtaine de mètres du point de choc puis ce fut le silence. Quelques instants seulement. Un peu sonné le gosse sortit de son épave et se redressa tout en recouvrant ses esprits. Il repéra bientôt le chauffard qui de par son imprudence venait d'apporter sa contribution à l'idée reçue que les jeunes sont des dangers au volant. La gamin invectiva l'homme caché dans sa voiture de luxe. Des noms d'oiseaux volèrent. Moi qui avais toujours pensé que se balancer des noms d'oiseaux c'était comme saupoudrer de la poésie sur une scène au bord du chaos, je tombais des nues. J'imaginais des hommes se foutre sur la gueule tout en se glissant au creux de l'oreille des mots comme mon doux rouge-gorge, ma jolie mésange ou encore mon petit papillon et j'eus le droit à enculé, gros enculé et aussi... euh... ah oui ça me revient, sale enculé. Peut-être était-ce des noms d'oiseaux exotiques mais je n'en croyais rien. Trop de haine dans le propos. La vitre du coupé s'abaissa, il en sortit une main. Et pour seule réponse à ses insultes le gamin eut droit à un majeur tendu. Haut vers le ciel. La main se replia dans l'habitacle renforcé et sécurisé, le chauffeur fit vrombir un instant son moteur et le bolide décolla dans un vacarme inhabituel.



Inhabituel certes mais insuffisant pour perturber mon bébé. Carol-Anne dormait. Sa petite tête renversée éprouvait toutes les difficultés du monde à atteindre le repose-tête du siège arrière et pourtant elle paraissait à l'aise. Elle y allait même de son petit ronronnement. Sa fine bouche entrouverte délivra son pouce droit humide qui suspendu dans l'espace semblait attendre le moment adéquat pour se poser. Le bordel ambiant n'avait aucune prise sur Carol-Anne. Et pour moi elle était telle une balise dans l'obscurité. Quand tout foutait le camp il me suffisait de l'observer et je reprenais confiance et espoir. Incroyable pouvoir des enfants. Oui parce qu'elle était symbole de l'innocence et de la candeur Carol-Anne était inatteignable.



Devant le hall d’entrée de la résidence à l'architecture passée de mode les gardiennes à tabliers avaient levé le camp. Fort heureusement elle étaient parties rejoindre leurs tâches ménagères avant l'incident et n'avaient donc rien vu de la scène opposant les deux automobilistes. J'évitais ainsi une bonne demi-heure d'attente supplémentaire. Comme je ne pensais pas m’absenter trop longtemps je choisis de laisser Carol-Anne poursuivre sa sieste. Ce n’était pas dans mes habitudes mais les circonstances étaient aujourd’hui quelques peu exceptionnelles. Il fallait bien m’adapter. Et puis après ce que je venais de lire je n’avais pas grande envie de visiter l’appartement avec Carol-Anne. Qui plus est, une fois là haut, j’aurais depuis la fenêtre une vue sur la voiture. Je me roulai une cigarette puis descendis de la voiture. Le bruit métallique de la portière fit sursauter Carol-Anne. Elle souleva une paupière qui dévoila son regard entre deux mondes. Sans réel espoir d'être entendu en raison de la vitre qui nous séparait je lui chuchotai Rendors toi mon bébé, papa reviens tout de suite. Je sortis mon blouson du coffre et l'enfilai. Son poids me fit un drôle d'effet. J'avais oublié qu'il renfermait une hache et un pistolet. Ces deux armes couvertes de mes empreintes. L'impression désagréable que je puisse être accusé du meurtre de Carol si la police venait à retrouver ces armes me fit frémir. Dans l'une des poches je rangeai le cahier d'Onc'Arol. Je portai ensuite ma clope à mes lèvres l'enflammai puis avançai vers l'immeuble. Tandis que j'approchais de la massive porte d'entrée les interrogations sur le bien fondé de mon excursion immobilière se bousculaient et maintenaient en vie la boule de stress qui s'était formée dans mon estomac. Je n'étais pas venu ici depuis l’emménagement de Carol. Et bien que je fus incapable d’y apposer une date sur une frise chronologique, cela remontait à un bail. À l’époque, en sympathique beau-frère, je lui avais donné un coup de main. Cela avait été rapide et n'avait pas créé de lien fort entre nous. De ce logement j'en gardais une impression grise comme s'il s'était agi d'un refuge à tristesse. Dans le hall, les boîtes aux lettres étaient à la même place que dans mon souvenir. Je les examinai d’un œil errant mais attentif. Et cela m’apaisa de constater qu’elles n’étaient que de simples boîtes à lettres. Agrées P.T.T. de surcroît. Je me sentais ridicule d'en avoir douté mais cette histoire de petite dame traînait dans mon esprit. Je m’étais presque fait à l'idée de trouver en lieu et place des vulgaires boîtes, des H.L.M. pour minipouss ces créatures mi-humaines mi-souris des années 80. Mais ce n’était pas le cas. Car bien que les boîtes étaient recouvertes de tags, aucun linge ne se suspendait aux ouvertures. Et si le nom de Carol était bien marqué sur la boîte il ne figurait pas sur son interphone. Au lendemain de son arrivée dans l’immeuble il avait démonté sa sonnette de façon à ne jamais être dérangé. Si c’est pour se faire emmerder à 21h par des commerciaux de chez France Loisirs autant ne pas en avoir m'avait-il confié. Utilité zéro, il en était convaincu. Si quelqu’un sonnait, ce ne pouvait être que l’avertissement de contraintes sociales naissantes voire d’ennuis en provenance du rez-de-chaussée. Et ces histoires commencées en bas doivent se résoudre sur place sans transiter par le cinquième. Même Michèle, lorsqu’elle souhaitait voir son frère, devait bientôt prendre rendez-vous une semaine à l’avance. L’intérieur délabré du bâtiment correspondait mieux avec l’image dangereuse du quartier que l’on pouvait imaginer. La lumière vacillante laissait entrevoir un long couloir glacial que j'empruntai. Au bout de ce couloir, un écriteau « en panne » sur la porte de l’ascenseur semblait être scotché depuis des années. Qu'importe. Il me parut plus judicieux de prendre l'escalier. C'était un vieil escalier étroit en colimaçon enfermé dans sa vieille cage. Les marches aux tailles indéfinies étaient creusées par les descentes et montées continues des habitants, de leurs visiteurs et des commerciaux de France Loisirs. Il en ressortait une impression de fragilité et je me voyais déjà chuter et traverser ce bois pourri à la prochaine marche. Le genre d'accident nécessaire à la mise en place des travaux de réfection. On me dirait merci. Le bruyant minuteur rythmait ma montée. Jamais il ne s'arrêtait comme s'il était programmé afin qu’un grabataire mourant puisse aisément grimper les étages en faisant le poirier. Cinquième et dernier niveau, sous les toits. Face à la porte de la chambre de bonne de Carol, une ultime hésitation m’assaillit. Il y avait si longtemps que je ne m’étais pas pointé ici. Je ne savais même pas pourquoi je le faisais. Je n’avais pas été fichu d’avertir ma femme. Pas plus que je n’avais prévenu les forces de l’ordre. Pour ces dernières cependant, peut-être était-ce parce que je les avais finalement toujours considéré comme les faiblesses de l’ordre. Si c’était un refuge que je cherchais, et bien je l’avais trouvé, mais pour combien de temps ? Machinalement je m'essuyai les pieds sur le paillasson posé devant la porte d'entrée. Malgré son usure ses poils teints en rouge laissaient encore deviner la formule d'accueil "Out of my place". Comme prévu la porte était entrouverte et je n’eus qu’à la pousser pour entrer. À tâtons je m’évertuai à trouver la lumière. Putain d’interrupteur, où te caches-tu ? Je n’avais cependant nul besoin d’éclairage pour me laisser imprégner par cette odeur rance qui infiltrait mes naseaux, mélange de renfermé et d’eau de Cologne de supermarché. Du narta mal vieillit dans un bocal. Je l'imaginais bien mon bon Carol tenter vainement de recouvrir l'odeur de son vomi en vaporisant au mieux sa pièce. Dans le bocal il faisait très sombre. Le rideau de l'unique lucarne était tiré en permanence. Une manière bien à lui de se tenir à l’écart d’un monde obsédé de prévisions météorologiques à cinq jours et d’indice de confiance. Lumière. Celle-ci pouvait bien faire son maximum pour donner une couleur jaune à l'appartement, son ampoule pouvait bien se défoncer jusqu'à en devenir un soleil d'intérieur mais rien n'y faisait la pièce demeurait grise, intensément grise. Je pensai à une tombe mais je me trompais. C'était une pièce d'environ 12 m² avec w.c. sur le palier. Un évier tenait lieu de salle de bains et une plaque chauffante bon marché posée sur un tabouret bancal faisait office de kitchenette. La table recouverte de formica et ses deux chaises en bois étaient le coeur de la pièce. Enfin un vieux lit à ressorts aux couvertures poussiéreuses avait trouvé place sous la lucarne. Le tout était si mal entretenu qu’un étudiant en galère n’en aurait pas voulu. Ici, c’était comme après le passage d’un huissier de justice. La saisie n'avait laissé que les biens de première nécessité. Pas d’élément de confort. Pas d’équipement électroménagers si ce n'était une petite stéréo au pied du lit.. Pas d’armoire, les vêtements étaient posés à même le sol. D’ailleurs tout était posé par terre. À se demander si Carol avait connu l’existence des meubles de rangement. Une lecture saine à lui conseiller eut été « Du bon usage des meubles meublants » aux éditions F.L. À l’évidence, ces questions matérielles ne l’avaient pas préoccupé outre mesure. Bien au contraire. Mais ce qui me frappa ce n'était ni la crasse, ni l'odeur pas plus que la simplicité de l'ameublement, non, c'était la tapisserie. Partout, de haut en bas, de long en large, s’enchevêtraient des dizaines de phrases. Chaque pan de mur en était recouvert. 9H12 Sois un échec splendide perds les combats faciles. Elles s’écrivaient au marqueur, à la peinture et peut-être au sang aussi. 6H54 j'ai confiance en moi je peux tomber plus bas Une anarchie décorative faite d'aphorismes et de pseudo-maximes. 23H16 Vite! Affûte ta lame tu cicatrises déjà... Parfois un dessin aux contours imprécis venait rompre le sentiment d'oppression qui montait en moi. 3H47 J'ai croqué la vie c'était facile, j'ai vomis le monde ça l'était moins j'ai du m'enfoncer deux doigts. Il n'y avait aucune date juste des heures. 17H20 Ma haine saine tellement supérieure à vos amours impurs. Tel un prolongement mural de son cahier à spirale ces sentences formaient une fresque des apitoiements quotidiens de Carol. Cette pièce me donnait le vertige pourtant je la scrutai à la fois subjugué et dégoûté. Je recherchais un éventuel indice susceptible de m’expliquer un je ne sais quoi que je ne comprenais pas. Ici il y avait un long poème...sans la moindre rime. Ouais un échec jusque dans l'écriture. Ecrit à 00h07 cela donnait quelque chose comme:


Elémentaire, Elément Terre

Il était un océan sans sel

Elle était un arbre sans sève

Et lui un champ sans culture

Et elle une vague sans écume


Nous étions deux erreurs

Faites pour être faites



Il était un vent sans souffle

Elle était un été sans chaleur

Et lui un orage sans foudre

Et elle un ciel sans nuage



Nous étions deux erreurs

Faites pour être faites



Aujourd'hui succéda à hier

Et depuis...



Elle est une pluie qui mouille

Il demeure une fleur close

Et elle ses terres sont fertiles

Et lui son eau sèche



Nous étions deux erreurs

Faites pour être dé-faites



Elle est une nuit étoilée

Il demeure un soleil froid

Et elle un volcan bouillonnant

Et lui une atmosphère étouffante



Nous étions deux erreurs

Faites pour la défaite



Je ne savais à qui s'adressaient ces quelques lignes. À une femme aimée? Je ne lui en avais connu aucune. À une inconnue désirée? Peut-être... Malgré le côté désabusé de ce non-poème j'étais satisfait de découvrir une facade Carolienne moins excessive que ce qu'il m'avait été donné de lire jusqu'alors. Et tandis que le gris envahissait mon corps je compris. Non cet appartement n'était pas une tombe, il était une prison. Une cellule dans laquelle Carol était enfermé dans l'espoir vain de sa libération. Un papier griffonné au bic et posé sur le rebord de la table me le confirma:



Je ne dirais pas que j'ai l'âme d'une hirondelle

Non en fait c'est mon âme qui est une hirondelle

retenue captive dans une prison

où mes os sont des barreaux

et mes chairs le ciment qui les lie


C'est là le principe de la double cage

l'oiseau est enfermé dans une cage humaine

elle-même prisonnière d'une cage urbaine


Il est temps pour moi d'ouvrir ces cages

de laisser s'envoler l'hirondelle et

de "rendre l'âme à qui elle appartient"

comme il disait... Aujourd'hui.



Je me souvins alors d'un livre que j'avais lu alors que je n'étais qu'un jeune étudiant. Il s'intitulait Livres de sang par Clive Barker. L'un des volumes - je crois que c'est le cinq - porte le nom "Prison de Chair". Et aujourd'hui pour la première fois je venais d'en saisir le sens. Je m’assis sur le lit à ressort puis ôtai de mon blouson le journal de Carol. Je l’ouvris à la page que j’avais au préalable écornée.



... to be continued

la suite sera en ligne mercredi 21 mars

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