lundi 6 août 2007

Partie 2 - Chapitre 10 - Je vais t'apprendre un jeu...

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« tust nuo fi di vsuy iv emmupt-a »


L’attente de voir l’enfant parler fut longue mais était enfin récompensée. Aussi lorsque Fimevissipi prononça sa première phrase je fus comme transportée par une joie nouvelle. Je le savais différent des autres enfants mais une fois de plus il venait de me bluffer. Et rapidement j’exécutai l’ordre qui m’étais donné. Mais avant cela, petit retour en arrière...


Durant les semaines qu’avait duré notre ermitage paradisiaque il m'avait écouté en permanence mais jamais il ne m’avait répondu. A coup sûr une maîtresse l'aurait jugé mauvais élève au regard de son absence totale de participation mais ici ce n’était d'école dont il était question. Pas de pupitre, pas de tableau noir, pas de classe sombre. Je n'étais pas une instit' et je n'appliquais aucun programme. Je m’étais contentée de le regarder s’élever de sa terre nourricière en lui parlant longuement des histoires qui traversaient mon esprit. En fait je causais sans cesse et cela, mais faut-il vraiment l’avouer, n’avait bien souvent ni queue ni tête. Mais que je lui raconte une histoire avant qu’il ne s’endorme ou que je lui explique les miracles de l’univers, ma première phrase était toujours la même : « Bonjour Fimevissipi je suis Carol-Anne ». Oui je l'avais baptisé Fimevissipi car cela me faisait penser à un nom Indien - son nom signifie "De la terre né" - et d'aussi loin que remontent mes souvenirs j'ai toujours aimé les Indiens. Je crois même que si j'en avais eu le choix... ben aujourd'hui je serais une jolie Indienne. J'aimais la façon dont les indiens regardaient la nature, ils la voyaient avec le coeur et non pas avec le cerveau cet organe pourri qui incite à tout transformer et moi cela me touchait. Mais ce qui me fascinait par dessus tout c’était le fabuleux qui émanait des noms indiens. A l'orphelinat j'avais souvent lu ces livres contant les aventures du méchant Custer en guerre contre les cheyennes et les sioux. Black Kettle (chaudron noir) était tombé alors qu’il agitait le drapeau blanc. Dull Knife (couteau ébréché) et Little Wolf (petit loup) n’avaient pas résisté bien longtemps. Ces noms de grands leaders résonnaient en moi avec magie. Les noms sioux n’étaient pas en reste : Red Cloud, Sitting Bull, Crazy Horse, Young Man Afraid of Horses… Y penser me faisait décoller du sol et les rejoindre dans leurs grands espaces. Alors appeler l’enfant Fimevissipi, quoi de plus naturel. Après tout lui seul savait vraiment ce que signifiait l’expression « Mother earth ». Il le sentait jusque aux tréfonds de ses tripes. Fimevissipi, pas original pour un sou, mais tellement évident. Et puis, le mode de vie qui était le notre dans ce verger aux mille saveurs me semblait assez proche de celui des Indiens. Non bien sûr je ne chassais pas le bison mais depuis notre arrivée nous vivions de cueillettes diverses et niveau croyance j’étais un peu bouleversée et je voyais de l’énergie spirituelle partout. Nous étions donc deux indiens cachés dans notre réserve. Et c'est ainsi que me revint ce conte que l’on m’avait probablement lu dans ma prime enfance. Un jour, tandis que je me prélassais sous un chaud soleil en compagnie d’admirables poissons qui fatigués de nager s’octroyaient une petite séance de bronzette, une violente bourrasque se leva. Fimevissipi qui bien sur était resté dans son trou et qui faisait sa sieste se réveilla brusquement en proie à une forte panique. Les deux écailleux me faussèrent compagnie en une fraction de seconde. Ils plongèrent sans même prendre le temps de plier leurs serviettes de bain. Ce changement d’atmosphère ne me souciait guère. Je savais ce que c'était que de vivre hors du Paradis... Je décidai alors de m’asseoir aux côtés de Fimevissipi et de lui conter l’histoire des enfants Hyeseaut et Cususut. Et dès mes premières paroles il recouvra son calme.


« Bonjour Fimevissipi je suis Carol-Anne. Calme toi mon enfant. N’aie pas peur. Ce n’est que le vent qui se lève. Tu sais je t’en ai déjà parlé du vent. Il souffle et balaie tout sur son passage. Mais il est notre ami tout comme le soleil, la lune les étoiles ou les nuages… Tu sais je te les ai déjà montré. Tu sais les reconnaître et je t'en félicite. A présent je vais te raconter une vieille histoire indienne sur la naissance de ces éléments de la nature. C’est une histoire qui se passe il y à très très longtemps à une époque où le monde ne ressemblait pas à ce qu’il est devenu aujourd’hui. Dans la tribu des Hyeseaut vivaient deux frères qui voulaient devenir de grands chasseurs. Un jour alors qu’il s’entraînaient à tirer à l’arc, l’aîné fit un tir spectaculaire. Il tendit au maximum son arc et sa flèche s’envola et se planta au sommet du ciel. Il pensait impressionner ainsi son jeune frère mais celui-ci au contraire se concentra comme un dingue et expédia une flèche qui alla se planter juste à côté de celle qu’avait tirée son frère…au sommet du ciel. Ne s’attendant pas à une telle réaction de son cadet, l’aîné un peu dégoûté il faut bien le dire, saisit une seconde flèche et l’envoya avec une extrême précision transpercer l’extrémité de sa première flèche. Et le plus jeune fit de même. Ce jour là il avaient amené beaucoup de flèches. A raison. Ils se mirent alors à tirer sans interruption de sorte que chaque flèche viennent transpercer la précédente. Bientôt les flèches de l’aîné formèrent comme une corde qui commençait depuis le sommet du ciel pour terminer à hauteur de jeune homme. et…Bientôt les flèches du cadet formèrent comme une corde qui commençait depuis le sommet du ciel pour se terminer à hauteur de grand garçon. Aussitôt les deux frères se mirent à grimper le long des flèches et la haut s’assirent sur un nuage et contemplèrent le monde. Jamais ils n’avaient vu le monde cette manière. Tout paraissait minuscule. Leur village était un point. Et puis plus loin de là il aperçurent le village des Cususut. Une bonne blague leur vint à l’esprit. ils prirent quelques petits cailloux et les lancèrent sur les têtes des jeunes Cususut. A terre, les Cususut s’énervèrent rapidement. Impossible de savoir d’où provenaient ces cailloux. Et puis comme ils entendirent des rires en provenance du ciel les jeunes de la tribu levèrent la tête et comprirent que c’étaient les Hyeseaut qui se foutaient de leurs tronches. Le visage de la panique allait pas tarder à se montrer... Car ce jour là, le village était désert d’adulte. Les hommes chassaient et les femmes travaillaient aux champs. Les enfants décidèrent qu’il fallait monter au ciel. Certains entreprirent de tresser une corde tandis que d’autres plus prévenants récoltèrent de la nourriture. Mais tous étaient paniqués. Et dans la grande confusion qui régnait il mirent le village à sac tout en se ramassant un maximum de cailloux sur le crâne. Ils libérèrent les perroquets des cages afin que ces derniers portent la corde, que d’autres fabriquaient en découpant des lianes. Mais les perroquets heureux de cette liberté retrouvée se mirent à voler en tout sens cassant ceci cela sur leurs passages. Finalement ils accrochèrent une extrémité de la corde faites de lianes à un arbre et ordonnèrent à un oiseau déjà dressé de se saisir de l’autre extrémité et de s’envoler pour l’accrocher là-haut dans le ciel. Une fois que l’oiseau eut accompli sa tâche tous les enfants de la tribu Cususut grimpèrent au ciel le long de la corde. Lorsque les adultes Cususut rentrèrent au village il découvrirent un endroit dévasté et défoncé mais également désert d’enfants. Certains pensèrent à des voleurs quand d'autres imaginaient déjà une colère divine. Ils s’effondrèrent en larmes jusqu’à ce que l'un d'eux remarqua la liane accrochée à l’arbre. Voyant les enfants traverser les nuages, les adultes reprirent le dessus et la colère succéda à la tristesse. « Redescendez immédiatement, vous allez vous blesser » ordonnèrent-ils. Les jeunes Cususut pas pressés de se ramasser une bonne grosse engueulade et une sévère punition accélérèrent leur montée et du coup les adultes se mirent à leur tour à grimper le long de la liane tressée. Pendant ce temps-là les deux Hyeseaut regardaient la scène qui se déroulait. Le plus grand était stupéfait de ce qui se passait et devient tout rouge de colère. Le plus jeune quant à lui était effrayé et devint tout blanc. Afin de chasser les Cususut du ciel il se mit à souffler de toutes ses forces. Mais il était trop faible et les Cususut continuèrent leur grimpette. Et bientôt il y eut pleins de petits Cususut dans le ciel. Lorsque le dernier arriva au ciel il coupa la liane qui retomba sur Terre accompagnée des adultes. Et les jeunes Cususut se trouvèrent coincés en haut... Leurs yeux brillaient dans le ciel sombre et depuis ils portent le nom d’étoiles. Lorsque les adultes Cususut retombèrent sur le sol le choc fut si important qu’il fit trembler terre et ciel et les deux chaînes de flèches des frères Hyeseaut se détachèrent du Ciel et retombèrent également. Les deux frères étaient ainsi obligés de rester au Ciel. Le frère aîné, celui qui était rouge de colère, devint le Soleil tandis que son jeune frère celui qui apeuré avait soufflé sur les Cususut devint le Vent. »



Et tandis que mon histoire touchait à sa fin, notre environnement se modifia. Pas de répit il fallait que cela tourne. La terre produisit de la verdure, de l’herbe portant de la semence selon son espèce, et des arbres donnant du fruit et ayant en eux leur semence selon leur espèce. Fimevissipi vit que cela était bon. En fait il était comme happé par tous ces arbres qui n’avaient de cesse de grandir encore et encore. Agréables à voir et bons à manger se dit l’enfant. Au milieu il était comme l’un d’eux. Animé par la sève. Une sève rouge. Une fois de plus nous profitâmes ce jour des mets exquits que produisaient chacun des arbres. Il y avait du fruit et nous étions comblés. Des saveurs en provenance de mille horizons, c'était exceptionnel. Je lisais dans les yeux de Fimevissipi le besoin de parler. Et comme ses yeux n’avaient pas de langue il se taisait de force. Moi aussi il m’aurait plu de l’entendre parler. Des brides de phrases certainement au début, des mots mêmes, qu’importe en fait. Par moment ce mutisme semblait avoir raison de moi et de ma volonté à aider Fimevissipi. Je craignais de ne pas faire les bons choix. Peur d’en faire un enfant attardé. Il avait aujourd’hui atteint une taille supérieure à la mienne, était maigre et creusé et n’avait toujours pas prononcé le moindre mot. J’avais effectivement quelque soucis à me faire... Peut-être me fallait-il songer à le conduire illico presto chez un pédiatre, un toubib qui lui administrerait toute sorte de vaccins anti-ceci ou cela. En ferait à coup sûr un rude gaillard. Bof... cette idée ne m'enchantait guère. Les docteurs faut aller les voir que lorsqu'on sent la mort roder sinon faut se débrouiller. Et puis l'idée de retourner dans la maison aux rats jouer les Cosette ? Hors de question. Alors mon choix fut vite fait. Rester ici avec Fimevissipi. Égoïste dit la petite voix qui gronde dans mon cœur. Pas du tout. J'allais aider Fimevissipi à devenir un homme. Premier des savoirs : Parler. Par chance j’avais avec moi - je l’avais emporté le soir de ma fugue - mon jeu de cartes alphabétiques. A l’orphelinat les sœurs m’avaient dit qu’il s’agissait d’un cadeau offert par mes parents avant leur mort. Le dernier souvenir qu’il me restait d’eux. C’était un jeu magnifique de 52 cartes, deux alphabets complets. Ce qui rendait ce jeu si magique c’était les hologrammes. Si j’inclinais la carte « a » minuscule vers le haut, l’hologramme montrait un « A » majuscule. Ainsi chaque carte comportait en elle sa minuscule et sa majuscule. La classe non? Ce jeu je le conservais comme s’il s’agissait de la plus précieuse des pierres. Oh les coins étaient un peu écornés mais ce n'était pas de la maltraitance non plutôt une usure naturelle liée à une pratique régulière. Ce jeu était mon lien avec un passé oublié. A l’orphelinat j’avais été dispensée des cours de lecture et d’écriture. Oui ma maitrise de la langue Française avait fait son petit effet. J'étais à l'époque bien incapable d'expliquer ce savoir mais à présent je savais. Mon passé bien qu'il fut encore un gros point d’interrogation présentait quelques zones lumineuses. Et quand je manipulais ces cartes des images surgissaient devant mon œil interne. Sur ces images imparfaites je me voyais jouer avec un homme. Malgré le flou je crois que cet homme était mon père. Il m’enseignait l’alphabet par les cartes. C'était triste car je ne distinguais pas son visage. J'aurais tant aimé en connaître les contours. Peut-être que tout cela n’était que le fruit de mon imagination. Un délire de petite fille mourant d’envie de connaître ses origines? Moi je n’y croyais pas un instant car rien ne pouvait expliquer ma deuxième langue paternelle. Oui j'étais Française par ma mère et qeqe-iv-nuo par papa. Et parfaitement bilingue qui plus est. Aux cartes papa m’avait enseigné le Français mais également sa langue, un langage parlé uniquement par lui et moi le Qeqe-iv-nuo. Un sorte de langage secret réservé aux initiés... Mais depuis la mort de papa, cette langue où les mots sont jolis, était devenue une langue morte. J'étais la dernière survivante du qeqe-iv-nuo et n'avais donc personne avec qui converser. Quand cette idée me traversait l’esprit je me sentais dans la peau du dernier latin ou du dernier grec ancien et j’imaginais la souffrance qu’il ou elle avait dû endurer. Alors je regardai Fimevissipi, tranquille dans son trou, et je sus que c'était mon rôle de lui transmettre mon savoir unique. Lui apprendre le qeqe-iv-nuo. De manière quasi-rituelle je disposai donc les cartes sur l’herbe qui tapissait le sol. Fimevissipi me regardait intrigué. Pour bien maîtriser le Qeqe-iv-nuo il importait d’ordonner les cartes alphabétiques de manière circulaire. Le qeqe-iv-nuo était d'ailleurs surnommé l'alphabet circulaire. En fait deux cercles étaient nécessaires. Le plus petit était contenu dans le plus grand. Il y était enveloppé. Le petit cercle était dédié aux six voyelles tandis que les vingt consonnes formaient le grand cercle. Il était très important de fermer les cercles afin de permettre la continuité perpétuelle du verbe. Ainsi dans le grand cercle, après le z vient le b et dans le plus petit cercle après le y vient le a. Si l’on excepte la présence des cercles et la distinction consonnes/voyelles, l’ordonnancement des lettres est rigoureusement le même que celui de l’alphabet classique. Cercle extérieur : b ;c ; d ; f ;g ; h ; j ; k ; l ; m ; n ; p ; q ; r ; s ; t ; v ; w ; x ; z …. Cercle intérieur : a ; e ; i ; o; u; y … Enfin il suffit de regarder la photo plus haut pour comprendre.


Le fonctionnement de cet alphabet était des plus simple. Pour chaque mot existant en Français il suffisait de décaler chaque lettre d’une place en respectant son genre consonne ou voyelle. Ainsi pour traduire le mot « colère » par exemple il suffit de transformer selon les cercles le c en d le o en u le l en m et ainsi de suite et l’on obtient « dumisi ». Dans le qeqe-iv-nuo, les lettres traditionnellement muettes en Français prennent le droit de parole. Seuls les accents disparaissent. Je tentai d’expliquer ce langage secret à Fimevissipi sans vraiment savoir s’il me comprenait. Je lui contai mille histoires dans ce nouveau langage pour accélérer son assimilation.


Et puis, plus tard, alors que le tour de garde de l’astre blanc approchait, moi épuisée, je descendis à la rivière me laver. L’eau y était claire et chaude et les pierres qui recouvraient son sol douces comme des galets. Ce soir là je me baignai longuement profitant du calme qui régnait. A nouveau les poissons étaient nombreux. Je les abordai ils étaient sympas. Je me laissai faire et ils se chargèrent de moi. Au début peu entreprenant ils restaient à distance. Et comme je ne leur étais aucunement hostile ils m’approchèrent. Par dizaines il venaient à mon encontre. Ils passèrent alors sous mon corps et formèrent un bloc massif et compact. On aurait dit un radeau, oui un radeau fait de poisson. Et ce radeau me transporta alors au travers de la rivière. J’étais étendue et m’abandonnai langoureusement à la volonté de mes amis les poissons. Ils s’étaient comme donnés rendez-vous pour me porter. Je me laissai divaguer au gré de l’apaisant bruit de l’eau et de l’exquise lenteur du déplacement. La rivière semblait entourer ce jardin de nul part. Ses courbes se dessinaient au fur et à mesure de notre avancée. C’était comme si j’étais la première personne à l’emprunter. Comme ci de ce côté du monde la création n’était pas bien terminée. Et la route n’était pas sinueuse. Une cordiale entente pour ne me point brusquer. Mes yeux s’embrumèrent et à savoir si cela était un songe…. ben en fait je n’en savais rien. Je voyais les arbres mais eux ne voyaient pas. Trop occupés. C’était la nuit et eux, pourtant imperturbables la journée, eux qui affichaient une sérénité gracieuse en tout instant étaient en ce moment comme survoltés. Je compris que ce qui était d’ordinaire caché aux hommes m’était offert ce soir. Et ce cadeau, s’appelait le renouvellement nocturne. J’ouvrais grands les yeux. Tandis que les feuilles mortes montaient au ciel sans tristesse, les arbres profitaient des quelques heures les séparant du jour pour dégourdir leurs branches. S’étirer au maximum, faire craquer les bois, voilà qui perçait le silence de la nuit. Ce spectacle unique était à mi-chemin entre la toilette commune et le club de gym. Chaque arbre y allait de son décrassage. Je pouvais presque les entendre parler. Ainsi revigorés, les arbres pourraient accueillir dès l’aube de nouvelles feuilles et de goûteux fruits. Au clair de la lune rien ne m'effrayait. Au contraire je sentais l'émotion me gagner face à cet exceptionnel ballet boisé. Cette étrange féérie qui m’encerclait moi je l'adorais. Et les poissons, rigoureux comme des fourmis, continuaient leur petit bonhomme de chemin. Les poissons le savent, la violence n’est qu’un jeu d’humain, le reste de la création réinvente la beauté au jour le jour. Et puis comme pour aller à l'encontre de mes pensées un imperceptible changement se profila. Par ici, oui juste ici, l’eau devint glaciale. Comme si un inconnu venait de lui spolier 10 degrés de température. Mes mains qui officiaient comme des rames agirent tel un véritable thermomètre. Aussitôt ce fut bye bye la somnolence et j’ouvris grands les yeux et vis loin devant moi. Il faisait de plus en plus sombre pourtant je crus deviner comme un carrefour tout au loin. La rivière qui me conduisait se fendait en plusieurs ruisseaux. Ma perception n’était peut être pas juste mais j’en étais presque certaine. J’eus soudainement envie de faire un violent demi-tour. Je tentai alors de faire agir mes mains comme un gouvernail mais rien n’y fit, les poissons ne dévièrent pas d’un iota. Ils savaient exactement où ils me menaient. L'atmosphère sympathique s'étaient envolée. La promenade sur le radeau de poissons avait à présent des airs de sombre prise d'otage. Même la lune, unique témoin de mon kidnapping, venait de fichtre le camp pour laisser la place à une nuit noire dépourvue d'étoile. Mon estomac à la manière du hérisson se recroquevillait en boule et je ne lui pouvais lui refuser ce replis stratégique. Alors je me laissai faire et devint craintive. Je voulais me faire toute petite afin de ne pas être la proie de ce quelque chose qui semblait roder autour de moi. Ma chair se fit tremblotante. Et de répéter sans cesse ne pleure pas Carol-Anne tant que tu reste lucide rien ne peut t'arriver. Malheureusement je m’étais embarquée sur une embarcation que je ne contrôlais pas. Et ce radeau ne dérivait pas il me menait là où je ne voulais pas aller… Le vent qui jusque là s’était fait discret se leva alors et vint fouetter mon visage. Comme si tous les éléments jusqu'alors si agréables avec moi s'étaient décidés à me faire souffrir. L’eau et le vent me surveillaient et me jouaient un bien étrange tour. Les poissons ne disent jamais rien parce qu’ils savent déjà tout. Une fois j'avais entendu quelqu'un dire cela et à présent je constatais que c’était l’absolue vérité. Je me recroquevillai pour me protéger. Et puis le bloc se déssouda. La belle unité qui unissait les poissons vola en éclat et en quelques secondes mon radeau s'effrita. Aussi incroyable que cela puisse paraître mes compagnons à écailles étaient apeurés. Sous mon corps je perçus la désertion des plus faiblards. Le radeau commença alors à prendre l’eau de toutes parts. Les failles s’accrurent, l’avarie était proche. Tant bien que mal je m’essayai à jouer l'équilibriste sur cette embarcation précaire. Et puis ce fut le plouf, le gros plouf. Plouf ! ! ! Le radeau se fit la malle, plouf! Je savais à peine barboter mais je n’eus pas le temps d’avoir peur. La tête sous la surface de l’eau il me fallait survivre. Réagir pour ne pas laisser mes muscles s’engourdir par le froid. L’urgence : remonter à la surface et gagner le rivage. Il faisait trop noir. J’avais beau me faire mal à m’exploser les yeux, je n’y voyais rien. Ici je n’avais pas pieds et moi je ne savais pas nager. L’eau était profonde et je me débattis. J’étais comme un pantin désarticulé, je lançai mes bras dans toutes les directions, j’actionnai mes jambes tantôt à droite tantôt à gauche mais rien n’y faisait et je sombrai impuissante face à l’inefficacité de mes membres. Touchée coulée j’allais me noyer. Vainement je cherchai à saisir la queue d’un poisson qui se faufilait à proximité mais non je continuai de chuter. C’était lent…Je fermai les yeux…



Et puis la virulence d’un rayon de soleil, s’attaquant à mes paupières avec la précision d'une foreuse, m’extirpa de mon sommeil. D’un revers de main je protégeai maladroitement mes yeux. Je fus immédiatement saisie d’un lourd renvoi qui ne me laissa pas l'opportunité de prendre mes dispositions c'est à dire me retourner pour gerber sur l’herbe. Non, tout, je vomis tout sur moi. Un trop plein d’eau qui s’était logé dans mes poumons. Ce fut douloureux mais il me fallait me vider. Mes tripes voulaient sortir et moi périr. J’avais bu la grande tasse et maintenant il me fallait bien la cracher. Tout cela m’arracha sacrément et s'avéra horrible. Des larmes de crispation se dessinèrent sur mes tempes. Lentement je régulai ma respiration et supervisai mon organisme qui peina à se remettre en place. Je me calmai, souhaitant comprendre ce qui s’était passé. J’étais allongée sur la river. Les vêtements que je portais étaient secs, signe que je m’étais endormie au soleil depuis un laps de temps assez long. Dans le bleu du ciel un auguste oiseau tournait à n’en plus finir. Il laissa échapper quelques cris stridents. Plus bas la rivière était toujours là. L’intersection que je croyais deviner tout à l’heure était bien réelle. La rivière se scindait en quatre bras. Tout ceci n’était pas une hallucination. D’ailleurs, l’on ne rêve pas de noyade si l’on se réveille les poumons emplis d’eau de rivière. Pourtant je m’étais vu partir et j’étais de retour. Me voilà. Puis lui. Le voilà.

- Zaperlipopette de zamerlimomette ! Za y est zêtes zenfin réveillée Mam'zelle! Vouz zavez mis le temps petite z’vermine !


Je le voyais et il me parlait. Perché dans son arbre, agrippé sur sa branche, une feuille dans la gueule, il me regardait de son air loufoque. Un gros lézard, sorte d’iguane, de ceux que l’on ne croise jamais nul part. Ses yeux vitreux me fixaient sans relâche. Et je ne savais pas traduire ce que j’y voyais. De la colère, de la méchanceté ou de l’affection, aucune idée. Il reprit :

- Zaperlipopette de zamerlimomette ! zêtes pas zici chez vouz zêtes chez nouz, vouz et votre amiz. Z’est pas zun foyer pour zeunes paumés. Ze vous regarde depuis plusieurz zours. Vouz z’allez attirer le malheur sur zette terre. Ze n’est pas un endroit pour vouz les z’humains. vous zetes faits pour vivre dans votre béton la nature vouz est devenue zauvage. Tu vois tu as failli te noyer jeune zidiote. Zi ze n’étais pas intervenu tu serais de la bouffe pour les poizzons. Ben zalors tu ne me remercie pas ?


- Euh…merci monsieur…

- Zaperlipopette de zamerlimomette ! tu vois zici z’est notre szteppe. Tout y pousse, car zette terre est fertile et bien irriguée. Mais zelle n’est pas zun point de chute pour vouz’autes. Trop pure pour vos cœurs durs. Zici vous ne pourrez azzouvir vos pulzions meurtrières, voz zenvies de violence et de dépravation.

- Mais monsieur…moi je n’ai pas envie de partir je n’ai pas cette violence dont vous parlez…

- Bien sûr que zi. Car tu es zissue de la côte du porc qui ze tient debout. Et ta plaze est parmiz les tiens zici tu ne seras d’aucune utilité alors qu’avec les z’hommes peut-être, si tu es auzzi pure que tu t’en vantes, tu arriveras à changer les chozes. Zaperlipopette de zamerlimomette.



L’iguane me parlait avec un débit élevé tout en prenant grand soin de déchiqueter soigneusement une feuille qu’il portait régulièrement à sa bouche. Son attitude m’étonnait. Je comprenais que ma présence puisse gêner son monde mais pour autant je ne relevai pas d’hostilité. Cependant le discours avait le mérite d'être suffisamment clair : il me fallait faire mes bagages et partir avec Fimevissipi. Et surtout ne pas prendre à la légère les paroles de l'iguane. Il s'agissait bel et bien d'un avertissement. Les poissons m'avaient porté ici à sa rencontre, cet animal devait donc être quelqu'un d'important, quelqu'un de pouvoir. J’avais vu la nuit et à présent le soleil était haut dans le ciel. Il ne me fallait pas tarder, il y avait trop longtemps que j’avais abandonné mon protégé. Et dans un brouhaha tumultueux il reprit la parole.


- Vouz autres les z’hommes êtes zemblables à ce vautour qui tourne depuis des zours dans notre ziel. Quand tout est trop calme vous bouillonnez et zi rapidement vous ne trouvez rien à détruire alors vous vous laizzez mourir.


- Euh…


- Lève les zyeux et regarde l’oiseau mourir, il est ton semblable. Il sera ton guide.


- ….je n’y comprends rien.
J'avais envie de lui dire qu'il n'y a pas pire prophète que celui qui zozotte mais il ne laissa pas en placer une.


- aide ton ami, celui que tu nommes le Fimevissipi, à trouver le chemin qui mène zà la sortie. Comme tu vois zici la rivière se diviz en quatre bras. Le nom du premz est le Jaillizzant. Le nom du deuzième ruisseau est Le Surgizzant. Le nom du troizième est Le Rugissant. Le dernz ruisseau c’est Big Sevi. Zeul l’un vous mènera vers la zortie. Tandiz qu’emprunter l’un des troiz autres ce serait une zéternelle tournée dans des contrées où il ne fait pas bon zy vivre. Mais je t’en ai déjà zassez dit, retrouve ton protégé et fuyez



Ses mots étaient encore en suspens lorsque un vent tournoyant les percuta. Ils furent instantanément projetés à terre et bientôt achevés par un énorme coup de tonnerre hurlant tout au travers de la prairie. Je tressaillis et instinctivement décidai de déguerpir afin de trouver endroit où me protéger. Courir rejoindre Fimevissipi. Tracer sans respirer et sans me retourner. Une vraie sprinteuse en herbe. Et oui je recouvrais dans ces drôles de circonstances mes capacités athlétiques de première classe. A trois reprises le tonnerre gronda à nouveau. De véritables coups de semonces balancés. Et moi je continuais de détaler. J’avais déjà entendu qu’il fallait éviter d’être en mouvement quand un tonnerre poussait sa gueulante puisque cela suffisait à attirer ses éclairs vers soi mais là je sentais les choses différemment. En fait c’était comme si ce satané et bruyant élément perturbateur avait une cible prédéfinie. Et moi je ne faisais pas partie de ses plans. Et si je n’étais pas la victime alors ce ne pouvait être que l’iguane. Dommage, je n’avais pas le temps de compatir pour cet animal. Après ces quatre déflagrations le calme revint comme s’il n’était jamais parti. Pour autant je ne ralentie pas. Je longeais à contre courant la rivière en espérant qu’il ne soit rien arrivé à Fimevissipi durant mon absence. Hier, il venait de passer sa première nuit seul depuis que l’avais recueilli. Si un malheur l’avait frappé jamais je n’aurais pu me le pardonner mais bientôt je fus rassurée. Il n’avait pas bougé. Le pauvre, toujours dans son trou. Le voyant, mon ventre se dénoua. Hermétique à tout ce qui venait de se produire, il jouait tranquillement avec son alphabet circulaire. Une petite partie de qeqe-iv-nuo. Soulagée je restai à distance reprenant mon souffle. Je ne voulais pas l’effrayer en crachant mes poumons sous ses yeux. Le rythme cardiaque revenu à cadence normale je l’approchai. Il tenait dans sa main un fruit rond d’aspect familier. Probablement tombé de l’arbre au pied duquel Fimevissipi était planté. Le fruit était croqué aux ¾.

- Bonjour Fimevissipi, je suis Carol-Anne. Que manges-tu ?

Il leva les yeux pour me regarder et je décelai un sentiment de satisfaction. Pour me prouver qu’en mon absence il avait bien étudié et ne s’était pas allé à la farniente il tira de l’alphabet circulaire quatre cartes qu’il disposa devant lui. Q – U – R – I. Il les désigna alors de l’index puis les tapota une à une. Une fois le Q une fois le U, deux fois le R et enfin une fois le I. Qurri. Pour traduire en Français il suffisait de reprendre les cercles et de décaler à moins 1. Pomme. C’était merveilleux et j’étais satisfaite du petit car l’apprentissage touchait à sa fin. Mais j’étais également épuisée des péripéties qui avaient dirigé les heures précédentes aussi je ne pris pas le temps de féliciter mon petit ami. Je laissai mes jambes aller vers la défaillance qu’elles réclamaient et m’effondrai comme une masse. Il me fallait sommeiller urgemment. Je fermai les yeux dans un grand état de faiblesse et presque fière de l’être. Mon rôle de mère touchait à sa fin, j’avais dorénavant envie de me détendre dans les immenses bras branches de Fimevissipi. Car oui, je n’y avais pour l’instant porté qu’une attention distante mais sa croissance s’était brutalement accélérée. A coup sûr s’il se dressait il était plus haut sur patte que moi. un adolescent mais on peut aussi dire un jeune homme. Fimevissipi allait devenir mon grand frère tout au moins il serait celui qui me défendrait et ça c’était une bonne nouvelle. Alors je me laissai aller dans un faux évanouissement bercée par le rythme de ses caresses délicates sur mon épiderme en émoi. Pendant quelques minutes ou quelques heures je rêvai blanc et puis de retour, me décidai à soulever les paupières. J'étais ressourcée. Je scrutai le ciel et au loin entendis le cri perçant de l’oiseau. Ce vautour dont l’iguane m’avait parlé. Je tendis l’oreille et le vis trépasser. Il y avait de la détresse. Une aile d’abord se détacha, puis la seconde et enfin le corps du vautour alla s’échouer en bas. Déchiré en plein vol. Cela fit probablement boum mais j’étais trop loin pour avoir le retour de son. Pour Fimevissipi mon sommeil avait été instructif semblait-il. Il venait de prendre conscience de sa masculinité et cela l’intriguait beaucoup. Il la tenait entre ses mains et l’analysait en fronçant les sourcils. Un drôle de tube semblait-il penser. Le cycle de l’exploration corporelle était en route et un instant plus tard, il balbutia sa première phrase : « tust nuo fi di vsuy iv emmupt-a ». J'obéis sans rechigner. Et puis, tout juste déterré nous prîmes la poudre d’escampette. Comme nous n'étions pas les bienvenus il nous fallait agir promptement. J’étais si excitée que j’en oubliai complètement les conseils de route de l’iguane futé. Et tandis que nous nous approchions de la sortie je remarquai que le vautour s’était éparpillé dans trois des bras de la rivière. L'une de ses ailes flottait dans le Jaillissant tandis que l'autre descendait le Surgissant. Enfin son corps servait de festin à la poiscaille du Rugissant. Nous empruntâmes le quatrième bras de la rivière, celui que le sang n’avait pas contaminé. Je crois que c’était Big Sevi...




... to be continued
La suite sera en ligne mercredi 15 août

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