mardi 22 mai 2007

Chapitre 15 - ...

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Il est marrant de voir comment certains détails insignifiants de notre existence peuvent avoir des conséquences imprévisibles. En théorie du chaos certains appellent cela l'effet papillon où comment le battement d'aile d'un papillon au Japon peut provoquer une tornade sur la côte Bretonne. En 1758 bien avant l'émergence de cette théorie, l'imprimeur franc-maçon et futur père fondateur des États-Unis d'Amérique Benjamin Franklin évoquait avec la douceur des mots qui le caractérisait ce principe du "petites causes grands effets". Et dans l'almanach du pauvre Richard on pouvait lire:


Faute d'un clou le fer fut perdu,

Faute d'un fer le cheval fut perdu,

Faute d'un cheval le cavalier fut perdu,

Faute d'un cavalier la bataille fut perdue,

Faute d'une bataille le royaume fut perdu.

Et tout cela faute d'un clou de fer à cheval.


Alors si je mentionne à présent, qu'à peine après avoir coupé le contact de la voiture, Carol-Anne manifesta son envie pressante d'aller faire pipi ce n'est pas pour entretenir un suspense conduisant inévitablement vers une lente chute mais bien pour souligner l'importance des détails. Après que Michèle soit descendue j'avais filé plein gaz pour chercher un endroit où nous serions en sécurité. Bien à l'abri des flics. Et après avoir parcouru environ un kilomètre je m'engouffrai dans une brèche étroite. Ce sentier d'ordinaire réservé aux chasseurs débouchait sur un bosquet de feuillus. J'y voyais là une planque idéale. Le moteur n'avait pas eu le temps de refroidir que sa petite voix s'éleva comme une plainte "Papa... j'ai envie de faire pipi." Je descendis le premier, l'air était frais. Carol-Anne descendit à son tour. Elle tapait du pied sur la terre pour me signifier son impatience. Agir en bon père de famille voilà un concept que j'aurais mieux fait de remiser au placard lorsque je lui dis "Attends tu vas mettre ton manteau il fait froid tu pourrais tomber malade." J'ouvris le coffre dans lequel j'avais posé les vestes. Dans sa précipitation Michèle avait oublié de prendre la sienne. Elle était là bêtement coincée entre la mienne et celle de Carol-Anne. Rouge comme honteuse du secret qu'elle renfermait. Car quand je la soulevai pour saisir celle de Carol-Anne une enveloppe blanche s'en échappa. Elle était ouverte. Avec soin, probablement au coupe-papier. Dessus était sobrement écrit "Michèle". Rien d'autre. Pas d'adresse et pas d'expéditeur indiqué au verso. Non rien de tout cela. Mais avais-je besoin de ces détails? Pas vraiment. Avais-je besoin de connaître l'expéditeur quand l'inclinaison, la taille et la forme des lettres m'étaient si familières? Non. Et pour cause: cette écriture je la lisais depuis ce matin. Celle de Carol. En d'autres temps je n'aurais probablement pas lu le contenu de ce courrier mais les évènements du jour guidèrent ma décision et me moquant du respect et du droit à une correspondance privée je sortis la lettre de son enveloppe. Une page. Déchirée d'un cahier à spirale petit format petit carreaux. Tout était fini. Bel et bien fini. Ou plutôt... moche et mal fini. Dans le coin supérieur droit de la lettre figurait la date. Elle avait trois jours.


"Michèle. C'est de mon usure dont je dois te parler. Les années passent et je fatigue. Mon mécanisme s'est rouillé et dorénavant plus personne n'y versera d'huile. C'est trop tard, tout est trop tard. Je n'ai pas réussi à vivre mais t'inquiète je vais réussir à mourir. Comme un grand sans demander assistance à ma soeurette. Je ne peux plus lutter je n'en peux plus de devoir toujours cacher notre secret. Je t'ai écouté et fais ce que tu m'as demandé. Je l'ai préservé et je me suis tu. Tu n'avais exigé ni croix de bois ni croix de fer sache tout de même que jamais je n'ai trahi ma promesse de silence. Et puis, un vague pressentiment, me fait dire que de toute manière l'enfer est ma prochaine destination. Et il y a longtemps qu'il m'attend. Rompre ma promesse n'aurait pas changé mon destin. Là-bas j'y retrouverais peut-être la vioc alors j'te laisse imaginer... Enfin. L'objet de cette lettre est ailleurs. Notre secret. Moi je n'en peux plus de le porter mais toi... Toi tu vis avec. Et moi je souffre d'en être éloigné. Mais nous le savons tous les deux. C'est mon sang qui coule dans ses veines. Et tandis qu'il s'évertue à jouer les papas c'est mon corps tout entier qui se tord. Car malgré ses efforts il ne sera jamais son père. Ouais... cela me désole mais même de me plaindre me voilà lassé. Dans mon éternité, promis, je garderais à jamais un oeil bienveillant sur notre petite. N'essaie pas d'empêcher mon geste, c'est le seul qui puisse m'apporter la paix intérieure. Vous me manquerez. Je vous aime. Toi et Carol-Anne. Adieu.


Ps: Pour ce qui est des détails pratiques, il est possible que l'Église me refuse une place au cimetière. Auquel cas débarrasse toi du corps comme bon te semble. Jusqu'alors il n'a été qu'une source d'emmerde. J'pense que le cramer sera la meilleure chose à faire. Mais si le corps doit être enterré alors il y a une épitaphe à laquelle je songe. Elle n'est pas de moi mais d'un mec dont j'ai oublié le nom. C'est celle-ci:


Le corps de

Carol, un peu écrivain.

Tel la couverture d'un vieux livre,

dépouillé de ses feuilles,

de son titre et de sa dorure.

Repose ici, pâture pour les vers.

Mais l'ouvrage ne sera pas perdu

et reparaîtra, c'est la foi de Carol,

dans une nouvelle édition, plus élégante,

revue et corrigée

par l'auteur."



..... J'avance à pas pressés. Seul. Mais accompagné de ma pelle. Et de ma veste chargée. La lettre est tombée. À plat ou à peine froissée. Un kilomètre de marche et tout sera réglé. Derrière moi j'entends à peine la voix qui me lance "Papa, où tu vas?" Ces mots me sont-ils destinés? Pas sûr. Pourtant je n'ai pas la force de me retourner et de lui crier "Ton père est mort petite." Je me sens étourdi, tout s'accélère. Je sue à grosses gouttes, ma respiration est celle d'un animal. Il n'y a pas d'hésitation dans ma progression car je sais qu'aucun obstacle n'osera me faire face. Et quand enfin je m'approche de la scène, personne n'a le temps d'intervenir. Ils ne se sont pas engouffrés dans le chemin. À l'évidence ils ont accepté la requête de Michèle, son droit à se recueillir seule auprès de son frère. Tout va trop vite. Le flic n'a pas le temps d'extraire le revolver de son hostler. Occupé qu'il est à discuter le bout de gras avec l'ambulancier présent sur les lieux. Ils ne me voient pas fondre sur eux. Face à l'homme en blanc adossé sur son véhicule, l'homme en bleu se roule une clope. Mais la feuille ocb ne sera pas humectée. Non pas aujourd'hui. Déjà je suis sur eux. Et avant que l'ambulancier ait pu ouvrir la bouche deux violents coups de pelle se sont abattus sur leurs crânes. Au sol ils gigotent dans une réaction nerveuse similaire. Et alors que le tranchant de la pelle s'apprête à caresser sauvagement les nuques offertes un rictus traverse mon visage quand je constate à quel point un uniforme perd toute son autorité lorsqu'à terre dans sa pisse et son sang il supplie de l'épargner. Fallait pas choisir ce métier. La voie est libre. J'avance. Ma vision est quasi-épileptique. Ou stroboscopique je ne sais pas. Je reconnais pourtant le chemin de ce matin. L'odeur du sang est bien présente. Et tout au bout, elle est là. Surplombant la dépouille mortelle de son frère. Elle est agenouillée dans une mare de sang ce qui ne semble pas la soucier. De près je ne l'ai jamais vu si loin. Mes jambes ne veulent plus me porter. Je fléchis mais je tiens encore debout. Une brève image de Carol frappe mon esprit. Je le vois il me fait face. Il me regarde avec grand sérieux et il me dit sur le ton de la confidence: "tu sais mec, en Anglais, le verbe live se lit evil à l'envers. Ouais... evil... tu vois ce que je veux dire non... une putain de révélation linguistique cachée dans un verlan de lascar" . Michèle ne regarde plus le corps de Carol. À présent c'est moi qu'elle dévisage. Je le cherche. Il est toujours dans ma veste j'en suis sûr. Ah ça y est le voilà. Mais j'ai tant de mal à pointer ce flingue dans sa direction. J'ai l'air d'une lavette. Vivement que l'on en finisse. Il est si lourd. Enfin j'y arrive. Vite il faut faire vite je ne vais pas pouvoir le maintenir avec fermeté très longtemps. Elle le sent. Le roussi. Ouais les choses sont en train de mal tourner. Elle me pose une question. Le genre de question qui commence par "qu'est-ce que..." et dont l'unique but est de retarder le moment fatal. La sécurité de mon arme est déjà ôtée. "P'têt qu'il voulait simplement nous dire que vivre c'est mal..." Ai-je prononcé cette phrase? Je crois et puis je ne crois plus. Les histoires de famille se règlent en famille a écrit Carol. Je presse la détente. Une fois. Dans un fracas la balle part se loger dans son oeil gauche et pulvérise sa jolie petite tête. La reconnaissance du corps sera difficile. Elle tombe sans grâce sur le corps de son frère. Je me demande quel onomatopée utiliserait un auteur de BD pour décrire le bruit de son corps qui tombe. Splash? Je m'approche. Il n'y a quelques mètres mais cela me semble si loin. Des sueurs froides parcourent mon corps. Un tourbillon violent m'encercle. Je n'ai plus de jambe droite. Je n'ai plus de jambe gauche. Mais je sens mon estomac. Et il remonte. Il remonte et humm... son contenu s'échappe par ma bouche. Emporté par ce chaos je suis k.o et je tombe.


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« Par ici, il y a un chemin! ». Le cri du policier pour avertir ses collègues me réveille. Combien de temps suis-je resté évanoui? Quelques minutes ? Une heure ? Je n'en ai pas la moindre idée. Ils arrivent. Dans une minute la cavalerie sera là. Peu importe. Je me relève sonné, l'esprit malade. « Police, tu bouges pas connard!!!» hurle avec la force de conviction du pleutre un sans-grade. Il se frotte les yeux. Un marteau tape sans retenue mes tempes. Je distingue à peine celui qui dresse son arme de service en ma direction. « Un barillet de six à moitié chargé » a écrit Carol. One, two, i’m the last one. Merci Carol. L’homme en uniforme réitère son beuglement. Au sol, mon arme m’attend. Ma balle s’impatiente. Prête à tournoyer dans le barillet, prête à traverser le canon à vive allure. « Lève les bras!!!». J’me branle de l’autorité policière. Depuis toujours. Le soleil tremble, j’attrape mon arme.





... to be continued

la suite sera en ligne mercredi 30 mai

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